Mona et les autres

Il n’y a plus ni jour ni nuit. Le temps passe, s’entasse, s’accumule, rempli de… pas grand-chose, finalement. Les semaines se ressemblent. La semaine des quatre jeudis, la semaine des pas de jeudis. Le temps s’éternise.


Extrait d’un apéro quelconque. Lundi. Samedi. Je ne sais plus.

Moi: Même si je me doutais bien que ça s’en venait, il me rentre dedans, ce deuxième confinement.
Le chum: Et t’en penses quoi des élections présidentielles américaines?
Moi: J’ai pas trop suivi. J’ai pas mal lu au sujet de la femme autochtone décédée à Joliette.
Le chum: En tout cas, septembre aura encore été un gros mois cette année. Au moins, il n’y a pas de cas de COVID dans la classe de Bouli. À date.
Moi: Ouais... Excuse-moi, je sais pas trop ce que j’ai. J’ai le moral dans les talons.
Le chum: C’est le changement de saison, ça.

Nous n’oublierons pas de sitôt le Grand confinement, et pourtant, ce sera une longue période où peu de souvenirs verront le jour, fautes d’interactions régulières. Privés de nos interlocuteurs habituels, nos dialogues s’intériorisent. 

Pis là, il se passe quelque chose. 

Vous souvenez-vous des petites éponges encapsulées, pas plus grosses que des pilules contre les allergies, qu’il fallait mettre dans l’eau quelques instants pour qu’elles gonflent et révèlent leur forme véritable - souvent des dinosaures? Ben… c’est ça qui nous arrive là. Je ne dis pas que se réveille enfin le brontosaure qui sommeille en nous; je dis que notre for intérieur a soudainement un plus grand canevas d’expression, maintenant le fla-fla du quotidien dissipé. Place aux insécurités financières. Aux remises en question professionnelles. Les taches d’ombres au couple. Les intrigues non résolues du passé. Les ambitions inassouvies. La pudeur habituelle s’effrite petit à petit pour révéler un fossile longtemps enfoui: nos vulnérabilités, soit ledit brontosaure

C’est difficile à cacher, un brontosaure. On fait pas semblant ben ben longtemps que ça a disparu il y a des millions d’années quand on a ça dans la face, un brontosaure. J’ai l’impression que nous sommes plusieurs à avoir vu nos capsules éclater récemment, et il y a parmi nous de plus en plus de dinosaures à gérer. Show me yours, I’ll show you mine, tsé.

Cas concret. L’autre jour, j’ai fait prendre l’air à mon brontosaure en magasinant de nouvelles montures de lunettes. Pas plus de six minutes après mon arrivée, le temps de répondre aux questions d’usage en me javellisant jusqu’aux coudes, Mona, la conseillère, et moi échangions de grandes vérités sur le deuil, la solitude du confinement, la maternité. Fini le temps où on pouvait se cacher le brontosaure en jasant météo.

Même chose avec Fael, le chauffeur de taxi. Je comprends mieux combien il peut être ardu d’être confiné lorsque séparé depuis peu et que toute la famille est au Maroc. Même chose avec Julie, l’éducatrice en service de garde, croisée par hasard. Consoler un enfant de la maternelle sans pouvoir le prendre dans ses bras, je ne sais pas si j’y parviendrais. Je préfère ne pas y penser, en fait.

J’essaye autant que possible de demander les prénoms des gens avec qui j’ai ces échanges furtifs, de façon à adéquatement sceller les confidences impromptues: “Merci pour ton temps, Mona. Bon courage pour la suite, Fael. Fais attention à toi, Julie.” Puis, nos brontosaures se font une grosse serrette (ma mère dit ça plutôt que “câlin”) parce qu’ils ont le droit de se toucher, eux: ils n’ont plus rien à perdre. Ils n’ont pas survécu à leur extinction, ce qui est pas mal pire que la COVID, quand même. Bref.

Puis on se quitte, un peu moins seuls.

J’espère qu’au sortir de cette pandémie nous aurons appris de nos introspections forcées et poursuivrons nos réflexions au-delà du confinement. J’espère que nous retiendrons combien le bien-être d’autrui nous a tenu à cœur, combien il a été précieux d’échanger avec d’autres. Il faut espérer, c’est correct de rêver à mieux.

Bon courage pour la suite, faites attention à vous. Si l’occasion se présente, ce sera un plaisir de faire connaissance avec votre brontosaure.


Au plaisir,

MSBe